Les sculptures en bronze de Béatrice Massa ressemblent à beaucoup de choses déjà connues eten même temps à rien de déjà vu.
Avec cette formule abrupte et paradoxale, je veux dire que ces sculptures ressemblent à la fois à des statuettes cycladiques, à des figures primitives de la fécondité, à des déesses étrusques, à des figurines de culte animiste africain, à des sculptures expressionnistes des années 1950, à des objets surréalistes, à des collages de Spoerri, à que sais-je encore. Mais je ne veux pas pour autant suggérer que Béatrice Massa n’a aucune originalité, qu’elle ne fait que reprendre un vocabulaire de formes déjà là par ailleurs, disséminé un peu partout dans le monde. Je veux plutôt insister sur un caractère syncrétique qui est le propre des fantasmes de l’imagination et des rituels. Je veux aussi suggérer qu’il ne faut pas aborder ce travail avec les seules lunettes de l’art et de l’histoire de l’art mais du point de vue de ses obsessions, de son expressivité et de son naturel.
Cette sculpture ouvre de nouveau un espace pour un usage des objets où se réactivent des fonctions rituelles et des modes d’expression qui avaient été laissés de côté. Les rites en question ne sont pas ceux d’une religion de masse codifiée : il suffit qu’ils établissent une communauté de pensée et de sentiment, un partage d’expériences humaines fortes entre des individus qui s’accordent pour se mettre en résonance ou en harmonie.
Dans la production récente de Béatrice Massa, ces expériences sont simples et immédiates sans qu’il y ait à passer par des catalogues de mots.
Il y a d’abord toute une série de figures du commandement et de l’affirmation de soi, avec parfois un peu d’agressivité – ce qu’elle-même appelle des Sceptres. Ce sont toujours au départ des silhouettes fortement féminisées, aux hanches larges et aux ondulations marquées, qui sont érigées et pointent de manière impérieuse ou dominatrice. Mais leur dimension limitée leur conserve une modération et même quelque chose de bienveillant. Ces sculptures rappellent le pouvoir du féminin, de la fécondité, de la sensualité.
Une autre série de figures intègre dans sa forme celle des cuillers si fréquentes dans quasiment tous les arts primitifs où elles sont une des représentations du vagin. Un corps, lui aussi féminin, se termine et s’évase en forme de cuiller. Ceci produit un contraste entre la sveltesse de la figurine et l’ouverture de ce réceptacle, un contraste aussi entre la verticalité de principe de la statuette et le fait que celle-ci peut être aussi bien couchée, inclinée, retournée horizontalement, comme un instrument ou un ustensile.
La troisième série de sculptures, plus récente et de dimension plus importante, correspond à ce qu’on pourrait appeler des danseuses. Des bustes graciles surmontent des corolles ou des volants de jupe ou de robe qui donnent l’impression d’un tournoiement, d’un mouvement de rotation ou de volutes immobilisées. Les sculptures sont légères, transparentes ; elles tiennent de manière précaire sur des tiges-socles qui font partie de la figure.
Rien donc que de simple et d’immédiat : pas d’hermétisme ni de code à déchiffrer. Il n’y a qu’à entrer en sympathie avec quelques expériences simples et profondes – la promesse de fécondité, l’affirmation de soi, l’allégresse d’un mouvement gracieux, l’offrande, et tout cela avec beaucoup de sensualité, beaucoup d’immédiateté.
A quoi s’ajoute la beauté des couleurs obtenues par des patines chaque fois différentes pour ces pièces uniques réalisées à cire perdue. Ces sculptures sont pour ainsi dire peintes.
Elles ne jouent sur aucune des grandiloquences du « grand art » ; elles ont plutôt quelque chose de ces talismans que l’on se donne et transmet pour préserver des expériences que l’on tient à garder entre amis et intimes, que l’on veut protéger et immobiliser en les associant à quelques signes matériels. Un regard attentif révèle d’ailleurs tous les petits détails que Béatrice Massa a mis dans son modelage comme des clins d’oeil ou des signes de reconnaissance.
La même allégresse et la même grâce, la même insouciance, accompagnent les petites pièces d’argile et de céramique qui représentent des corps féminins couchés, étendus, repliés ou dépliés selon les cas. Ici encore il ne s’agit de rien de péremptoire ni de pompeux mais de communiquer un bonheur de faire, d’exprimer des sensations et des sentiments, de la tendresse, de la jouissance aussi, et de les faire partager à travers ces petits objets fragiles. Il y a là comme des caresses
J’ai parlé de syncrétisme, en entendant par là une manière de reprendre des matériaux, symboles, formes de provenances différentes, pourvu qu’on puisse ainsi exprimer et transmettre des expériences. Les dictionnaires des symboles nous disent à quel point les registres d’emprunt peuvent être larges et à quel point aussi ils sont traversés par des constantes fortes, celles-mêmes que nous retrouvons dans les productions humaines de petite dimension, dans les objets, ex-votos, souvenirs, reliques, talismans et reliquaires. Il y a là une constante symbolique et expressive de l’art qui relève de la poétique du rêve créateur et de l’imagination.
Le philosophe Gaston Bachelard dans son oeuvre nocturne sur l’imaginaire a fait un large inventaire de ces figures. Béatrice Massa me paraît s’inscrire tout droit dans cette poétique qu’il n’y a pas si longtemps un sculpteur, lui aussi atypique et hors-courant, Etienne-Martin, illustrait en grand - elle le fait, elle, dans des dimensions humaines d’intimité, de tendresse et de présence. Ses sculptures sont « des objets pour vivre avec ».
Yves Michaud